Nous regardions couler devant nous l’eau grandissante. Elle effaçait d’un coup la montagne,
se chassant de ses flancs maternels. Ce n’était pas un torrent qui s’offrait à son destin mais
une bête ineffable dont nous devenions la parole et la substance. Elle nous tenait amoureux
sur l’arc tout-puissant de son imagination. Quelle intervention eût pu nous contraindre? La modicité
quotidienne avait fui, le sang jeté était rendu à sa chaleur. Adoptés par l’ouvert, poncés jusqu’à l’invisible,
nous étions une victoire qui ne prendrait jamais fin.
Mirábamos correr ante nosotros el agua creciente. De repente borraba la montaña, escapándose
de sus flancos maternales. No era un torrente que se ofrecía a su destino sino un animal inefable
en cuya palabra y sustancia nos habíamos convertido. Nos mantenía enamorados sobre el arco
todopoderoso de su imaginación. ¿Qué intervención hubiera podido obligarnos? La mediocridad
cotidiana había huido, la sangre arrojada era devuelta a su calor. Adoptados por lo abierto, pulidos
hasta lo invisible, éramos una victoria que no terminaría jamás.
René Char
LA FONTAINE NARRAT1VE (1947),
in FUREUR ET MYSTERE
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